A Beautiful Day: violence pulsionnelle et pulsions scopiques retrouvées

(avec spoils)

J’ai découvert A Beautiful Day quelques jours après sa sortie en salles, une séance de 22h à la Défense. 

C’est toujours quelque chose de fort que d’aller voir des films qui vous remuent, qui vous font ressentir une émotion puissante lorsque seules quelques personnes peuplent la salle de cinéma et que le film surgit de la nuit pour finalement y retourner.
De se laisser hanter lorsqu’à la sortie du cinéma, on se retrouve à errer au milieu de buildings inutilement éclairés, vides. 

Pendant quelques minutes, on réalise que le film nous a étrangement semblé plus réel que le décor froid et gigantesque dans lequel nous nous retrouvons subitement. Ironiquement, “Bon retour à la réalité” était écrit sur un petit panneau en bas de l’escalator de l’UGC. Je n’y avais jamais fait attention auparavant.




Avec son dernier film, Lynn Ramsay prouve qu’un genre quasi impossible à renouveler, celui du hard boiled, peut se voir traverser par un vent de fraîcheur glacial.
Les situations propres au genre sont présentes à chaque étape du film: Introduction sanglante du personnage, contrat, méchants très méchants justifiant une violence très violente du personnage principal, sauvetage brutal … Bref.  Sauf que tout cela apparaît en nous surprenant toujours, en frustrant notre regard, en nous privant de l’essence même du spectaculaire pour revenir à une expérience sensorielle.


Le film a étrangement gagné le prix du scénario au festival de Cannes en 2017. Des fulgurances, il y en a. Le dénouement final, mais aussi le détournement de l’origine story du personnage principal. Enfant battu, traumatismes liés à un passé de soldat américain…
Le film ne choisit pas et les mets tous en image comme pour dire que, quelle que soit l’origine de la violence, nous les avons toutes déjà vu au cinéma… Et Lynn Ramsay semble presque nous dire que quelque part on s’en fou. Toutes les étapes scénaristiques du film semblent déjà vues ailleurs mais la manière dont elles nous sont présentées est tout à fait inédite.




C’est une expérience sensorielle passant tout d’abord par le son, des distorsions, des fragments de bruits ambiants qui apparaissent comme une musique du quotidien. Et puis, des bruits sourds, le fracas d’os brisés que l’on ne voit que rarement et enfin la techno anxiogène qui rythme les errances. De nombreux plans en longue focale, ou bien des jeux millimétrés sur la profondeur de champ faisant cohabiter un personnage perdu au fond du cadre apparaissant et disparaissant derrière le chaos présent au premier plan.


Mais la grande force de A Beautiful Day est avant tout sa démarche qui dépasse l’exercice de style pour interroger le spectateur sur sa pulsion scopique. Son envie, son besoin de voir et de faire catharsis. C’est le rapport à la violence et plus précisément la transformation d’un désir de violence (celui du spectateur) en un besoin de violence (celui du spectateur et du personnage).  Les traumatismes de Joe ne semblent trouver remède que dans une brutalité qui ne rassasie jamais, mais frustre, ouvre l’appétit. Très peu de films ont autant interrogé la perversion du spectateur et son besoin de violence à l’écran.
Un coup de poing dont l’impact est dissimulé au millimètre près par un mur, un marteau dont nous voyons l’entièreté de l’amorce du mouvement mais qui ne trouvera le visage de sa cible qu’en hors champ du fait d’un cut placé au moment même de l’impact. Ou encore une longue progression dans un bâtiment que nous ne suivons qu’au travers de plans fixes de caméra de surveillance. Nous voyons ce qui précède la violence, ce qui la suit mais nous ne la voyons jamais frontalement.


Nous comprenons alors que l’objet du film, n’est pas une histoire de vengeance, de complot, ni même de nous faire comprendre qui est réellement son personnage principal. L’objet du film c’est nous. Nous mettre face à la catharsis potentielle d’un homme violent répondant à une violence plus extrême encore, plus lâche, plus perverse. Une violence que l’on cherche à voir et assouvir, mais que l’on ne nous donnera jamais, ou bien juste assez pour en être frustrés. Et pour nous poser la question de l’origine de ce désir vicieux que l’on entretien pourtant régulièrement au cinéma. 

Et quelle fusion entre le regardant et le regardé que lorsque Joe fond en larme devant le cadavre d’un pédophile, figure du mal absolu, assassiné par la kidnappée elle-même. L’acte vengeur n’est plus possible et le personnage pleure, impuissant devant son inutilité, castré dans sa violence, figé devant le visage froid et angélique de l’orpheline qui n’a plus besoin de protecteur.

 
La réplique «Wake Up, Joe. It’s a beautiful day» résonne alors comme la destruction de l’homme sanguinaire qui se rêve justicier mais demeure condamné à l’impuissance d’une violence qui restera ancrée en lui, à jamais.

C’est peut-être pour cela que ce film a eu tant d’effet sur moi. Moi qui étais venu voir ce film, comme d’autres spectateurs, pour ressentir une décharge, une catharsis me permettant d’extérioriser la violence présente en moi comme en chacun de nous. Et cette décharge, le film ne me l’a pas donnée mais il m’a poussé à m’interroger sur son étrange nécessité. J’étais venu m’identifier à un héros et je me suis retrouvé vide, minuscule, seul, au milieu des immeubles d’une ville déserte.




un coup de coeur de Paul Vinet, le 21 octobre 2021