Entourés des pancartes “Asseyez-vous & écoutez”, “Écouter le travail”, de plusieurs caméras, attablés autour de micros dans un studio radio installé au sous-sol du Palais de Tokyo, Silvain Gire animateur et co-fondateur d’Arte Radio, les autrices Fabienne Laumonier - A fleur de peau et Seham Boutata - La Cité des hommes et l’auteur Mehdi Ahoudig - Poudreuse dans la Meuse abordent le sujet assez complexe qu’est la place du réel dans le documentaire sonore. Le documentaire radio est-il un reflet du réel ou sa reconstruction ?


Ce nouvel rendez-vous permet d’aborder de thèmes importants, qui animent toute l’équipe ainsi que les auteurs et les autrices. C’est aussi un moment qui permet à tous ceux et toutes celles qui ne peuvent se déplacer ou qui ne sont pas en région parisienne (et oui, iels sont beaucoup!) de profiter de ce moment d’échange, retransmis en direct sur la chaîne YouTube d’Arte Radio. Cela permet également d’interagir avec les viewers et de répondre à des questions en live.

Silvain Gire questionne ses invités sur la différence entre reportage et documentaire. Puisque les documentaristes sont souvent interpellés lors des tournages par des gens pensant assister à un reportage retransmis à la télé. A la table, toute le monde s’accorde à dire que ce qui différencie clairement le documentaire du reportage, c’est le temps. 

Seham Boutata évoque la durée d’un documentaire, le temps d’écriture au préalable, le temps de recherche de personnages forts. Et puis aussi “Ça vexe d’être pris pour un journaliste !”. Mehdi Ahoudig apparente le reportage à la “photographie d’un instant”. On y retrouve une unité de temps, une unité de lieu. Alors que le documentaire n’a, grâce à son montage, pas de cadre de temps imposé. On peut récupérer des images d’archives, faire des bonds dans le temps… Seham rajoute que finalement, le documentaire sonore, c’est « faire un film sans images ». Fabienne Laumonier parle du reportage comme un « one-shot ». On se déplace une fois sur les lieux pour enregistrer et c’est tout. Durant le tournage d’un documentaire, on peut revenir sur les lieux de tournage. Silvain distingue pour sa part le documentaire du reportage par la patte d’auteur.rice qui se dégage. C’est réfuté immédiatement par Mehdi qui rappelle que certains reporters ont une patte bien à eux. 


    Cette distinction débouche sur une réflexion de Silvain : puisqu’on parle d’écriture dans le documentaire, est-ce qu’on ne pourrait pas se dire qu’il n’y a pas vraiment de réel ? 

Pour répondre à cela, Seham prend pour exemple son documentaire sonore La Cité des hommes. Durant la genèse du projet, elle souhaitait suivre son médecin d’enfance et son cabinet, qui est installé dans la cité depuis plus de 35 ans. Seulement, elle s’est rendue compte que ce n’était tout simplement pas le bon personnage car il ne vivait pas dans la cité. Elle s’est donc adaptée et a cherché d’autres personnages à suivre. 

Mehdi rappelle que l’on n’écrit pas vraiment. On trace plus les grandes lignes de ce que l’on veut explorer. Et puis, à partir du moment où « on arrive avec nos casques, nos micros et notre perche, on transforme le réel par notre présence ». Il explique donc sa démarche. Lorsqu’il arrive sur le terrain, il n’a pas un texte prévu, mais une idéologie, des convictions. Et il raconte une anecdote de tournage. Il espérait pouvoir être conforté dans ses idées en posant des questions bien orientées. Seulement, son personnage a très vite compris la situation et ne lui a pas donné ce qu’il voulait, même s’ils étaient d’accord sur le fond du sujet. Il a fait basculer son idéologie. Ce sont des situations qui ne correspondent en aucun cas au script de départ. Pourtant, cela fonctionne. C’est intéressant. 


Est alors diffusé le début du documentaire Folie Blanche de Fabienne Laumonier. L’extrait est un entretien avec un homme schizophrène, qui raconte une de ses hallucinations dans laquelle se trouve un hélicoptère. Graduellement, on peut entendre un bruit d’hélices et de moteur, l’hélicoptère se rapprochant.

La démarche de Fabienne a été très simple pour ce documentaire. Dans son dispositif, elle a demandé à son personnage, qui est un ami, de raconter des délires au présent. Ajouter le bruitage de l’hélicoptère n’était pas pré-écrit. C’était intuitif durant le montage. Cela permet d’illustrer le témoignage, fabriquant dans le réel une fiction. C’est « ma subjectivité sur le tournage, mon interprétation du réel» qui a influencé ses choix en post-production. Mehdi souligne que cela permet à nous, auditeur.rices, de vivre l’expérience d’une hallucination psychotique et donc de nous mettre un peu à la place du personnage. Silvain acquiesce et ajoute que dans le documentaire sonore,  «tu vas faire exister ce qui n’existe pas». Seham prend l’exemple du livre. Quand on lit, on imagine ce qui est écrit. On se crée soi-même un imaginaire, une représentation. 

Nous écoutons un extrait de Poudreuse dans la Meuse de Mehdi Ahoudig. Une mère, toxicomane, raconte son parcours et notamment comment elle est venue à consommer de l’héroïne. 

Mehdi raconte qu’il a exploré ce sujet après avoir découvert que la Meuse était le département ayant la plus forte consommation d’héroïne en France, malgré sa faible population. C’est un moment fort, car intime. Le seul mérite que Mehdi s’attribue, c’est de ne pas avoir appuyé sur le bouton stop et de s’être mis en retrait. Alors que la maman s’apprête à quitter le jardin public, son fils refuse de partir.

C’est une situation qui s’est produite à son insu. « Le réel, c’est quelque chose comme ça, ça se produit à notre insu ». Le seul changement qu’il effectue au montage, c’est l’introduction de la présence de l’enfant, sa fabrication afin de ne pas provoquer de confusion chez l’auditeur.rice. Ce que met en avant Mehdi, c’est surtout l’importance du propos. « Si je n’ai pas de propos dans mon documentaire, il sera mauvais. »



Cet extrait permet à Silvain de demander : est-ce que vous faites écouter vos rushes et les montages aux gens enregistrés?

Seham ne fait jamais écouter quoi que ce soit avant la diffusion de la version finale. Elle ne voit pas l’intérêt de faire écouter quelque chose d’incomplet. Avant que ce soit diffusé… non! « Je serais embêtée si on me disait de tout changer ». Fabienne explique que les personnages savent qu’elle ne va pas trahir la confiance qui s’est créée durant le tournage. Une de ses préoccupations est de les rendre beaux. Seham prend également le temps avant l’enregistrement de leur expliquer que s’ils font une faute, cela peut être retiré au montage. De cette façon, elle les met à l’aise. Cette démarche surprend Silvain.

Mehdi trouve qu’il y’a une part de malhonnêteté, de négociations. Ainsi, si on lui demande de couper quelque chose au montage final, il va essayer d’argumenter, de faire comprendre la place de ce passage, de son importance, etc. Cela dépend aussi du contexte. Pendant le tournage du documentaire Wilfried, Wilfried Atonga a été assassiné. Lorsque le montage final a été diffusé pour la famille, elle a demandé à ce qu’il retire une phrase car il y’avait un procès en cours. 

Sylvain se rappelle gens qui se manifestent des années après la diffusion. Des menaces de procès. Des gens qui donnent l’autorisation, qui viennent carrément dans les studios et qui, par la suite, se sentent trahis. Cela provoque la surprise de Seham et Fabienne. « Cela t’arrive souvent? - Oui de temps en temps ». Fabienne se souvient d’une personne qui ne s’est jamais manifestée, n’a jamais relancé après la diffusion d’un de ses documentaires. « J’ai compris qu’elle n’avait pas aimé ».

Ils évoquent ensuite la difficulté du montage. Mehdi parle de l’exaltation lors du tournage. On tombe amoureux de chacun de nos personnages. Sauf que l’on doit se séparer de 90% de ce que nos personnages nous ont donné. Il ne reste que 10% et ce sont ces 10% qui vont participer à la forme finale, celle qui va servir les personnes enregistrées.


Un nouvel extrait. Cette fois-ci, c’est La Cité des hommes de Seham Boutata. Un homme qui a grandi dans la cité parle des différentes familles des différents immeubles, de l’ambiance et des habitudes prises. «Si t’es là, c’est que tu fais partie de la cité quoi ».

Seham commence par cette conclusion: «J’ai fait ce documentaire pour ce moment-là. Cette idée de mixité, où tout le monde était ensemble. Cette diversité, où on pouvait aller les uns chez les autres.» Silvain souligne que pour lui, qui n’a pas grandi dans une cité, c’est un moment qui le marque. « On a l’impression d’entendre et de comprendre quelque chose qu’on a jamais entendu ». Dans La Cité des Hommes, Seham croise les récits de 12 personnes qui ont grandi dans la même cité, interviewées une par une. « Grandir en cité, ça fait aussi une histoire commune à ces personnages. […] Si je leur demande quelle est l’histoire qui t’a le plus marquée dans la cité, je me rends compte qu’ils sont trois ou quatre à me dire la même histoire mais à travers leur regard. Alors qu’ils ne se sont pas concertés! ».  Ils se répondent entre eux car il y’avait une histoire commune et une culture commune. Elle souhaitait retranscrire l’environnement dans lequel elle a grandi. Cet environnement qui l’a marqué, et l’a ouvert au monde. Seham explique aussi son choix de n’avoir que des personnages masculins. L’idée était de faire un état des lieux de la masculinité dans ce territoire. Etant une femme, elle n’a pas grandi avec les mêmes expériences. Ce qui l’intéressait, la motivait, c’était d’apprendre.


 Autour de la table, on se demande aussi ce qu’est un bon récit. Pour Fabienne, il y’a déjà une question de qualité des récits, de qualité des histoires. Capter des situations! Lorsque l’on veut chercher des récits, on peut retourner sur place, chez les gens, observer le personnage grandir et évoluer, enregistrer à nouveau en studio... Construire une histoire à partir de situations c’est un autre travail de documentaire. C’est un travail que l’on peut retrouver dans Poudreuse dans la Meuse. Des situations, dans des lieux différents, avec des acoustiques différentes… « C’est anti storytelling ». 

Mehdi surenchérit en abordant une nouvelle fois le montage et ses atouts. Ainsi, dans son podcast, ce qui lie le tout, c’est la musique. Une composition originale de Samuel Hirsch. La musique permet de tirer un fil à travers toutes les séquences du documentaire. C’est aussi une question de dosage. Après tout, on est dans le documentaire sonore. « C’est difficile de capter un long récit. Moi je trouve qu’un récit long avec une seule voix, c’est quelque chose auquel je ne crois pas. Je ne crois plus les gens. […] Un bon personnage, c’est un personnage qui ne dure pas trop longtemps. Quand on parle trop, au bout d’un moment on devient ennuyeux! ». Mehdi préfère travailler avec de la matière qui reconstitue, retranscrit tout un univers. 

Silvain conclut avec humour cet échange d’une heure. « Merci Mehdi Ahoudig d’avoir flingué la moitié de la production d’Arte Radio! »

Grâce au public et ces créateurs, j’ai appris que pour démarrer un projet de documentaire sonore, il faut:

-    Éviter de se poser trop de questions et se lancer !

-    Consulter les sites d’audio blogs pour glaner des conseils.

-    Ecouter les entretiens des grands documentaristes sur Arte Radio et France Culture.

-    Ne pas avoir peur d’expérimenter avec son enregistreur. S’amuser avec. S’amuser en général.

-    Ne pas oublier que le documentaire, c’est se tester à son rapport aux autres.


Pour trouver des personnages frappants, intéressants ?

-    Être extrêmement ouverte à ce qui nous entoure, ce qui peut se passer. 

-   Être à l’affut de ce qui se passe réellement pendant le tournage afin de ne pas invisibiliser des personnages au premier abord moins extravertis. C’est parfois eux les plus intéressants. 


Y’ a-t-il une limite à s’imposer?

Il est capital de ne pas faire sentir de pression, que ce soit la pression d’obtenir absolument ce qu’on veut, ou bien la pression du temps. Prendre le temps. Il ne faut pas non plus dire que leur récit ne va peut-être pas apparaître au montage. Cela peut briser instantanément la confiance établie et créer un malaise. 

Fabienne Laumonier explique que pour Folie Blanche, la seule limite qu’elle s’est posée, c’est la confiance. Si son personnage était ok, elle continuait. Cela veut dire prendre la température régulièrement, s’assurer de son consentement.

La confiance! C’est grâce à elle que le documentaire sonore crée du lien - entre l’auteur.ice et ses personnages mais aussi entre les personnages du documentaire sonore et moi, auditrice.



Un récit d’Alexane Argentier


Pour écouter le documentaire Folie Blanche : 

https://www.arteradio.com/son/616455/folie_blanche


Pour écouter le documentaire Poudreuse dans la Meuse:

https://www.arteradio.com/son/616477/poudreuse_dans_la_meuse


Pour écouter  les podcasts  La cité des Hommes 

https://www.arteradio.com/serie/la_cite_des_hommes/2063


Le programme d’Arte Radio part en Live au Palais de Tokyo : 

https://palaisdetokyo.com/exposition/arte-radio-part-en-live/