La toute récente sortie de la nouvelle adaptation de Dune par Denis Villeneuve offre l’occasion de se pencher sur le rapport que ce cinéaste entretien avec la science-fiction. Vision lente et contemplative d’univers inconnus, film d’une durée de 2h40 pouvant laisser certains spectateurs sur carreau… Car oui le blockbuster d’aujourd’hui doit être très rythmé, ponctué d’humour, être confortable. De telles sommes d’argent ne peuvent être mises au service d’une vision d’auteur trop assumée, trop déroutante, trop spécifique, trop personnelle. Le blockbuster se doit d’être universel, facile d’accès.

Christopher Nolan est souvent mis au même plan que Denis Villeneuve dans cette démarche d’être un véritable auteur dans le monde du blockbuster. Mais Villeneuve, lui, va plus loin. Ose le viscéral, l’organique et l’âpreté là ou Nolan reste souvent générique, censure la violence, reste poli avec le grand publique.

Depuis Arrival jusqu’à Dune en passant par Blade Runner 2049, Denis Villeneuve a réussi à imposer sa patte. Une patte très particulière nourrie d’une expérience dans le documentaire, puis à l’exploration inlassable des plus sombres recoins de l’âme humaine par la fiction.

Blade Runner 2049, échec cuisant au box-office, est probablement l’objet d’analyse le plus parlant des trois. Celui dans lequel la vision de Villeneuve s’est le plus accomplie.  

Le premier Blade Runner de Ridley Scott me renvoie à un sentiment étrange de l’enfance, j’ai dû le découvrir lorsque j’avais à peu près 10 ans. A cette époque, soyons clair, je n’avais absolument rien compris au film. Mais cela me plaisait, d’être face à cet univers que je ne pouvais qu’admirer sans le comprendre. D’être à hauteur d’homme dans un univers dont nous ne voyions aucune frontière. Cet appartement sombre dont les stores ne peuvent empêcher la lumière artificielle provenant de l’extérieur, de pénétrer dans un salon bordélique, cette musique de Vangelis dont les cuivres résonnent comme provenant d’un temps lointain. Et puis … Cette nuit perpétuelle. J’ai découvert le premier Blade Runner en VHS. Une VHS dont la bobine était usée à tel point que certaines séquences étaient trop sombres pour que je puisse y distinguer réellement ce qu’il s’y déroulait. Le film n’en était que plus abstrait, plus mystérieux, plus énigmatique. 

Mais pour beaucoup de cinéphiles, Blade Runner revient en mémoire non pas comme une histoire mais comme une atmosphère, une expérience de la matière au travers de la lumière. Une ville sous la pluie, des néons perdus dans la fumée, l’obscurité de l’immensité. Si bien que le film de 1982 nous revient souvent comme un souvenir brumeux dans lequel on pouvait craindre de pénétrer à nouveau avec ce deuxième épisode qui n’avait pas forcément lieu d’être. «Une fantastique mauvaise idée» a prononcé le réalisateur Denis Villeneuve lorsqu’il s’est vu proposer la tâche quasi impossible de donner une suite à l’un des films les plus visionnaire de tous les temps.

Pour Blade Runner 2049, c’est dans un univers à la fois semblable et profondément différent que nous sommes plongés. Le film s’ouvre sur un vaste ciel traversé par L’agent K (Ryan Gosling) somnolant en pilotage automatique. Ce dernier s’éveille lentement et notre rêve de spectateur commence alors. Le premier Blade Runner semblait reposer sur un concept tout entier de la représentions de l’espace, un ciel immense, des ruelles surchargées. Cette démesure est poussée à son paroxysme dans 2049 qui fait apparaître le monde de demain comme un vaste terrain vague, sorte de décharge à ciel ouvert dont seules les lueurs de Los Angeles semblent s’extirper. Les éléments sont déchaînés, la mer se heurte violemment à de gigantesques barrages, il ne semble plus y avoir aucune vie dans l’air et la pluie s’est transformée, peu à peu, d’un film à l’autre, en neige. La brutalité de l’univers passe beaucoup par la musique du film qui a heureusement gardée l’empreinte de Johan Johansson malgré la prise en main par Hans Zimmer. Le vertige synthétique de Zimmer rencontre le vrombissement, les distorsions et les violentes percussions propres à Johansson si bien que la musique s’apparente parfois à un moteur rutilant.

C’est dans cet univers que l’agent K, un Blade Runner lui-même automate, trace ses pas afin d’éliminer les Réplicants qui ne sont plus jugés en règle. Ce même personnage permet d’observer la discrimination et le lynchage permanent que subissent les Réplicants officiellement tolérés par la société. En traquant ses semblables, l’agent K existe comme pour se prouver qu’il n’est pas ce qu’il est, à la recherche d’un père qui lui ferait prendre conscience de la non-artificialité de sa vie. Ryan Gosling sert étonnamment moins le film que ce dernier ne prolonge le personnage que Nicolas Winding Refn avait créé dans Drive. Il y avait une évidence dans le fait de choisir Gosling pour incarner un androïde. Son sens du mouvement ample et millimétré ainsi que son physique angélique étaient à la base de la mise en forme d’un pur objet plastique chez Refn. Après sa fétichisation dans Drive où Gosling était déjà proche de l’automate habité de sentiments et sa destruction dans Only God Forgives où il était un être impuissant en recherche de lui-même, Villeneuve lui offre un rôle lui permettant d’interroger réellement son incarnation: Est-il un robot? Une toile impassible sur laquelle la lumière se pose pour créer des émotions? Un acteur comme pure surface sensible. L’agent K, de plus en plus tuméfié au fil du film, amoureux d’un fantôme technologique, étranger au monde comme à lui-même, est sûrement l’aspect le plus intéressant de Blade Runner 2049 et marque une continuité fascinante dans la carrière de l’acteur.

Comme un reflet du film lui-même, le scénario interroge la filiation, le fait de donner naissance. Certains reprocheront au film la simplicité de son scénario et on ne leur donnera pas forcément tord tant la conclusion semble convenue et nous laisse sur notre faim. Cependant, il y a une idée formidable qui renverse brutalement le rôle de l’agent K, dont la vaine existence se verra écrasée par l’hologramme d’un désir qui n’est pas le sien mais celui de tous.
Le récit revient alors à hauteur d’homme dans la désillusion d’espérances d’être quelqu’un de spécial, quelqu’un de plus grand que ne l’est notre héros.

Force est de constater que Denis Villeneuve a réussi à trouver un équilibre que les derniers films de science-fiction en date ont cessé de rechercher: Celui d’un scénario efficace laissant tout de même la place à l’expérience purement plastique. Arrival parvenait déjà, au travers de longs travellings dans le vaisseau alien, à nous faire ressentir cette sensation si particulière, au travers d’images et de sons, que la science-fiction pouvait enfin revenir vers l’abstraction. Une abstraction qui semblait perdue avec la vague des blockbusters de science-fiction misant principalement sur la hard-science ou sur des scénarios fermés comme Gravity, Interstellar ou encore The Martian. 


Il serait compliqué de dire que la science-fiction de Denis Villeneuve puisse avoir quelque lien de parenté avec celle de Kubrick. Pourtant l’expérience du temps et de l’espace semble par instants nous faire ressentir des sensations similaires à celles que nous pouvions avoir devant 2001 L’Odyssée de L’espace ou Solaris. Et quel bonheur de voir qu’un film de cette ampleur peut, encore aujourd’hui, nous propulser dans les airs et nous lâcher sur le vrombissement de la bande sonore, nous laisser contempler le monde qu’il déploie sous nos yeux sans nous ramener constamment à une inévitable course contre la montre. Blade Runner 2049 réussi là où le remake de Ghost In The Shell (Rupert Sanders) avait échoué: Faire vivre l’atmosphère au travers d’une esthétique impressionnante sans tomber dans une succession de scènes d’actions au montage frénétique.

Mais comment créer une atmosphère aussi forte et visionnaire que le premier Blade Runner ? L’esthétique du film de 1982 a été tant reprise et copiée qu’il était impossible pour Villeneuve de la renouveler sans que son film ne ressemble à milles autres sortis entre temps. C’est en cela que le désert post apocalyptique monochrome faisant cohabiter plusieurs temporalités était la meilleure réponse visuelle à son prédécesseur. Si ce désert de brume orangée est visuellement incroyable, force est de constater que le reste du film ne recrée pas d’univers aussi singulier que le premier du nom mais ne tombe pas non plus dans la citation. 

Difficile de ne pas penser à Mad Max ou Stalker au milieu de ces vastes décharges à ciel ouvert et de s’interroger inévitablement sur ce que le film invente. Mais le film de Villeneuve reste malgré cela toujours singulier, unique, empreint d’une âme qui n’appartient qu’à lui. Pour cela, Blade Runner 2049 semble être beaucoup plus que la suite du premier volet, c’est un regard sur la science-fiction en tant que genre, un film nous rappelant que le futur est avant tout une sensation mais aussi, étrangement, un sentiment du passé.

un coup de coeur de Paul Vinet, le 30 avril 2022